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Friday 17 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre XXXIII - Le point solstitiel


Dans l'amphithéâtre de Carthage où j'errais avec M. tout à coup nous tombâmes face à face avec le cervidé la tête tournée en arrière, la patte gauche relevée. Le cervidé se retourne dans l'acte de brouter les feuillages du printemps. Ce cerf est un des plus vieux thèmes figurés dans le monde. C'est le point solstitiel.
Le mot latin solstitium se décompose de la sorte : le soleil (sol) s'arrête soudain (stare) dans son avancée céleste, ayant atteint sa plus forte déclinaison boréale ou astrale.
C'est ici le 21 juin ou le 21 décembre.
C'est le jour le plus long. C'est la nuit la plus longue.
Une fois parvenu à ce point, le héros soleil repart en avant, sans se retourner. C'est l'interdit de rétrospection. Le soleil dans son voyage écrit les temporalités plus brèves des saisons sur la ligne qu'il suit entre ces deux points.
Cet aller et retour entre ces deux points inventent l'année comme première ligne d'écriture loin en amont de toute langue écrite.

*



Le temps ne connaît pas d'autre direction que celle qui surgit du passé. La reporduction est la source. La vie est accumulation de ce qu'elle rejette comme une bête dans les astres.
Les saumons vont droit à la frayère pour y mourir.
Toutes les plantes se tournent vers leur jadis (le soleil).
À l'arrivée de son retour, fleurissent.
Même le soleil danse – fait demi-tour – le jour du solstice.

*


Ulysse est Sindbad le Marin. Pour aller où ? Il se rend à Ithaque. Il va vers ses aïeux. Il retrouve le lit originaire et le bois de figuier qui le prouve. Il rejoint la nuit où la scène se décompose pour se rendre invisible à chaque aube. Son père ne le reconnaît pas. Son épouse ne le reconnaît pas. Son fils ne le reconnaît pas.
Seul son chien de chasse le reconnaît.
Seule sa blessure de chasse (le coup de dent d'un sanglier) le désigne aux yeux de sa nourrice.

*



En Grèce ancienne les organes de l'Être étaient avant tout le Soleil dans le ciel, la montagne dominant la terre, le Chaos, la Nuit, l'Hadès.
Le temps était Typhon. À Typhon les anciens Grecs adressaient des hymnes magnifiques : Toi qui fais frissonner, toi l'irrésistible, dieu des heures indues et non mesurables,
ô crépitant qui te déplaces au-dessus des neiges,
l'être est l'ancêtre ;
ses gestes sont au nombre de trois : aurore, zénith, crépuscule.
Se lever, se dresser, se coucher sont les mouvements du monstre Être.
Il dévore les éphémères dans la mort.
Il y a un soleil personnel avant qu'il y ait un démon intime, un ange gardien (avant qu'un écho de la langue interne ne naisse sous la calotte crânienne et ne retentisse sous la forme du murmure incessant, régulier, social, identificateur, domesticateur qu'on nomme conscience). C'est le mot à vrai dire si étrange de Philippe de Macédoine dans Tite-Live :
– Le soleil de mes jours n'est pas encore couché.

*



Dans le culte des ancêtres la parenté quitte la verticale de l'instant hic et nunc, se penche, se courbe, s'horizontalise jusqu'à la frontière – jusqu'à la ligne du seuil de la porte du temple. Se diachronise jusqu'à la chronique couchée par écrit.
Un jour les cadavres de ceux qui ont engendré les plus petits ne sont plus abandonnés par eux aux charognards et aux fauves.
Les parents cessent d'être dévorés sous les yeux des enfants.
Les enfants les cachent.
Les proies tuées et les humains disparus hantent les rêves des survivants jusqu'à la culpabilité.
Le mixte d'hallucination et de culpabilité est très antérieur à la conscience – qui, elle, est vocalisée. Mais l'une comme l'autre en constituent l'arrière-fond.
Les plus anciennes figurations humaines sont des rétrospections.
On appelle opisthotonos la contracture propre au cou des bisons qui meurent.
Ils semblaient se retourner en arrière.
En fait ils meurent.
Plus tard le sacrifice plongea le couteau à cette pliure solstitielle du cou qui se renversait comme s'ils regardaient en arrière.
Sur les antilopes et les bouquetins le regard en arrière jeté vers l'excrément qui sort de l'anus et que surmonte un oiseau laisse supposer que le printemps est expulsé par l'hiver mourant.
Que le temps fort de la temporalité est projeté par la mort qui en serait la source.
L'ogre Temps, à force de dévorer végétation et animaux, fait de la terre un désert et en dépeuple toutes les familles et tous les habitants.
À mesure que le chasseur chasse, que le monde diminue, le ventre de la bête temporelle se distend.
Son ventre soudain explose, accouche, excrète, projette printemps, végétation neuve, petits des animaux, repeuplant le monde de tout ce que la Bête chronique avait dévoré. Mais je surinterprète des petites scènes incisées sur des bouts d'omoplates. Qu'on n'oublie pas que je ne dis rien qui soit sûr. Je laisse la langue où je suis né avancer ses vestiges et ces derniers se mêlent aux lectures et aux rêves. La seule chose qui est certaine : une intrigue mythique est ramassée là, au sein de ces incisions, de ces pigments, de ces mains soufflées, supposant à la fois un rêve fait d'images et un récit fait de langage.

*



Tout à coup les forêts reculent. Les glaces fondent. Les montagnes se dressent. Nous piaillons.
Arrivèrent günz, mindel, riss, würm.
Des forêts suivaient des glaciers. Des troupeaux suivaient des forêts. Des charognards suivaient des carcasses qui tombaient des troupeaux qui suivaient des forêts qui suivaient des glaciers qui évidaient des grottes dans les flancs des montagnes.
Qu'est-ce qui nous oriente ? Le vide qui s'étend devant nous.
Vides, trous que nous envahissons comme les rêveurs aiment à faire dans les rêves.

*



Nous vivons toujours dans la période interglaciaire du pleistocène que nous nommons parfois actualité.
C'est le mot de Mallarmé au mois de février 1895 : Il n'est pas de présent.
Mal informé celui qui se croit son propre contemporain.
 

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