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Wednesday, 22 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre LXIX, Endymion d'Élide

Il se trouva qu'Endymion d'Élide s'endormit dans le fossé d'un champ. Il rêva.
Cette fois ce ne fut pas l'aube, ce fut la lune qui vit le sexe dressé, qui le désira, qui s'approcha, qui s'assit sur lui, qui s'emplit de sa joie.
Au terme de la nuit, la lune, le voyant s'éveiller, lui murmura qu'elle lui accordait un vœu. Il dit :
– Une nuit sans fin, sans rêve, sans toi, sous le ciel noir.

*



Au cours de chaque journée les couleurs et leurs teintes s'usent. Alors elles inventèrent la nuit où elles se fondent et où leurs différences s'effacent pour se réparer jusqu'à l'aube qui sourd et qui les recolore dans son sang.
Comme les blocs de lave solide rebroyés au centre de la terre attendent de recouvrer toute la violence de leur jadis dans la déflagration rayonnante, surgissante, imprévisible.

*



Au Ve siècle le baptême des Chrétiens était collectif et annuel. Après quarante jours de jeûne et de continence il avait lieu durant la nuit de Pâques, par immersion intégrale des néophytes dépouillés de tout vêtement.
Les Chrétiens attendirent la fin du Moyen-Âge pour cesser de célébrer les mariages la nuit.
 

Tuesday, 21 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre LXVIII - Cur

Enfant j'étais souvent dans la lune. Je me retrouvais à genoux sur un coin d'estrade. La lune est le lieu où Jadis nocturne échoue et vient muer. C'est la rêverie sexuelle qui ignore son nom; L'aoriste est une toxine. Le penseur porte dans ses mains, quand elles sont vides, quand elles sont nues, quand il les examine, le pourquoi originaire.
Nous sommes des recrues sans cesse entêtées de causes dont les origines se perdent dans le noir.
J'évoque l'addiction au cur infantilis.
La question du point de départ est la question la plus originaire.
Mais en amont de tous les pourquoi, c'est la « question » qui est l'« originarité » même : en amont de l'aube, en amont de la naissance.
Il n'y a rien d'antérieur au commencer comme il n'y a aucune réponse antérieure au questionnement.
Rien ne maîtrise ce qui déchire.
Origo est un terme d'astronomie ancienne.
Le latin origo vient de oriri. Oriri exprimait l'astre apparaissant. La langue française dit du soleil : Il se lève à l'horizon. Oriri est plus proche de surgere.
Le soleil sourd.
C'est l'être comme ce qui sourd partout.
Le lieu de oriri se nomme l'orient.

*



Le vrai questionneur ne cesse d'ouvrir, de faire sourdre, de faire lever, de faire surgir, de déchirer, d'éloigner les deux bords de la plaie, de distendre les deux lèvres de la question, de séparer les deux sexes de la sexuation.
Ne cesse d'écarter les deux pôles de la relation.
Ne cesse de différencier à nouveaux frais, sans fin, sans terme, sans frontière, sans horizon.

*



Jamais il ne faut répondre.
Il y a quelque chose d'inimaginable en dessous de toute image.
Les substrata reproduisent ce que nous étions quand nous étions dans le placenta.
Une étrange relation.
Prenons des images de l'antéimaginaire du corps impliqué dans sa chose. Comme le lecteur impliqué dans sa lecture. La chose dans la mère.
 

Sunday, 19 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre LV, Sur la force

Sur Sémélé la Foudroyée de Zeus.
Sémélé est la mère de Dionysos le Sauvage. Dionysos est l'Inéducable, le Jadis, Maître du vin lui-même fils de l'Éclair.
Tous les psychotropes s'attirent entre eux.
Les flashes forment un troupeau que mène la fulguration.

*



En latin vis, virtus, violentia sont le même. Dans la vis, la force et le jaillissement sont mêlés. Vis est pulsio. Excréments, souillures ont une merveilleuse puissance génétique car ils sont jaillissants comme la vie qu'ils prouvent. Enfant, matière fécale, urine, vomi, sperme, larmes jaillissent du corps comme des naissances.
Dans la vis, le rire et la force sont liés : Le rire est ouverture. Ouverture qui ouvre les ouvertures.
Les humains pissent de rire.
Le rire fait sortir de la caverne du corps une espèce de soleil ou de force qui éclate.
Faire sortir le soleil de sa caverne dans les mythes sibériens, dans les mythes américains, faire sortir l'ours Printemps de sa caverne européenne – où il hiberne et hiverne dans son ossuaire, entouré de ses griffures sur les parois.

*



Izanagi étreignit Izanami et son étreinte donna naissance aux îles du Japon.
Puis Izanagi étreignit Izanami et son étreinte donna naissance à Amaterasu le Soleil.
Puis Izanagi étreignit Izanami et son étreinte donna naissance à Kagutsuchi le Feu. Or le feu brûla la vulve de sa mère en en franchissant les lèvres et Izanami mourut quand elle mit Kagutsuchi au monde. Izanagi fou de douleur tua son fils Kagutsuchi et descendit au royaume des ténèbres pour y rechercher Izanami. Mais en remontant des enfers Izanagi se retourna et fut saisi d'effroi devant le spectacle de la mort sur le visage d'Izanami.
Il abandonna aussitôt son épouse. Il fuit. Et il boucha l'entrée des enfers pour que son épouse ne vînt pas le rejoindre dans le dernier royaume.
Amaterasu, la fille Soleil, fille d'Izanami et d'Izanagi, sœur aînée du feu, se réfugia dans une grotte.
Alors la terre ne fut plus éclairée.
Tous les Kami du ciel se rassemblèrent devant l'entrée de la grotte où s'était réfugiée la femme soleil pour l'en faire sortir. Ils dansèrent devant l'entrée.
Ils dansèrent, des années durant, sans que le soleil sortît.
Un jour, Ame no Uzume dévoila ses parties en dansant. Tous rirent. Amaterasu voulut voir quelle pouvait être la cause de ce fou rire ; elle sortit, vit la danse obscène que faisait Ame no Uzume avec sa vulve, rit, éclata de rires-rayons, illumina.

*



Ame no Uzume est Baubô.
La vis ne recèle que la violentia sexuelle.
Violence colérique et décharge de rire alternent rythmiquement. Elles ponctuent l'univers : jadis et généalogie, source et femme, volcan et grotte.
Colère est l'ancien nom du coït et rappelle la faim hivernale, gigantesque, monstrueuse, où rôde un alter blessé à mort.
Dans le rire persiste l'hémorragie intarissable de la naissance. C'est la femme à tête de bison au bout du pic de la grotte de Chauvet.
Hémorragie qu'on voit dans la scène du puits de la grotte de Lascaux à Montignac.
Bison blessé, le ventre ouvert, hémorragique, solaire, retournant sa tête.
Turgescence du chasseur. Saillie dans la nuit de la grotte comme l'érection signe le rêve. Saillie du premier signe dans le premier homme tué. Le Sacrifié. Le Mort. Le Dieu. Le Crucifié.
Marc Aurèle a écrit : Le soleil se répand partout mais ne tarit jamais.
Parturition, explosion sanglante, aube, fièvre, hémorragie, épanchement, éclatement est la plus ancienne figure du temps.
Eaux avant les eaux.
Vieux déluge d'avant les terres émergées, les forêts et les fleuves.

Friday, 17 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre XXXIII - Le point solstitiel


Dans l'amphithéâtre de Carthage où j'errais avec M. tout à coup nous tombâmes face à face avec le cervidé la tête tournée en arrière, la patte gauche relevée. Le cervidé se retourne dans l'acte de brouter les feuillages du printemps. Ce cerf est un des plus vieux thèmes figurés dans le monde. C'est le point solstitiel.
Le mot latin solstitium se décompose de la sorte : le soleil (sol) s'arrête soudain (stare) dans son avancée céleste, ayant atteint sa plus forte déclinaison boréale ou astrale.
C'est ici le 21 juin ou le 21 décembre.
C'est le jour le plus long. C'est la nuit la plus longue.
Une fois parvenu à ce point, le héros soleil repart en avant, sans se retourner. C'est l'interdit de rétrospection. Le soleil dans son voyage écrit les temporalités plus brèves des saisons sur la ligne qu'il suit entre ces deux points.
Cet aller et retour entre ces deux points inventent l'année comme première ligne d'écriture loin en amont de toute langue écrite.

*



Le temps ne connaît pas d'autre direction que celle qui surgit du passé. La reporduction est la source. La vie est accumulation de ce qu'elle rejette comme une bête dans les astres.
Les saumons vont droit à la frayère pour y mourir.
Toutes les plantes se tournent vers leur jadis (le soleil).
À l'arrivée de son retour, fleurissent.
Même le soleil danse – fait demi-tour – le jour du solstice.

*


Ulysse est Sindbad le Marin. Pour aller où ? Il se rend à Ithaque. Il va vers ses aïeux. Il retrouve le lit originaire et le bois de figuier qui le prouve. Il rejoint la nuit où la scène se décompose pour se rendre invisible à chaque aube. Son père ne le reconnaît pas. Son épouse ne le reconnaît pas. Son fils ne le reconnaît pas.
Seul son chien de chasse le reconnaît.
Seule sa blessure de chasse (le coup de dent d'un sanglier) le désigne aux yeux de sa nourrice.

*



En Grèce ancienne les organes de l'Être étaient avant tout le Soleil dans le ciel, la montagne dominant la terre, le Chaos, la Nuit, l'Hadès.
Le temps était Typhon. À Typhon les anciens Grecs adressaient des hymnes magnifiques : Toi qui fais frissonner, toi l'irrésistible, dieu des heures indues et non mesurables,
ô crépitant qui te déplaces au-dessus des neiges,
l'être est l'ancêtre ;
ses gestes sont au nombre de trois : aurore, zénith, crépuscule.
Se lever, se dresser, se coucher sont les mouvements du monstre Être.
Il dévore les éphémères dans la mort.
Il y a un soleil personnel avant qu'il y ait un démon intime, un ange gardien (avant qu'un écho de la langue interne ne naisse sous la calotte crânienne et ne retentisse sous la forme du murmure incessant, régulier, social, identificateur, domesticateur qu'on nomme conscience). C'est le mot à vrai dire si étrange de Philippe de Macédoine dans Tite-Live :
– Le soleil de mes jours n'est pas encore couché.

*



Dans le culte des ancêtres la parenté quitte la verticale de l'instant hic et nunc, se penche, se courbe, s'horizontalise jusqu'à la frontière – jusqu'à la ligne du seuil de la porte du temple. Se diachronise jusqu'à la chronique couchée par écrit.
Un jour les cadavres de ceux qui ont engendré les plus petits ne sont plus abandonnés par eux aux charognards et aux fauves.
Les parents cessent d'être dévorés sous les yeux des enfants.
Les enfants les cachent.
Les proies tuées et les humains disparus hantent les rêves des survivants jusqu'à la culpabilité.
Le mixte d'hallucination et de culpabilité est très antérieur à la conscience – qui, elle, est vocalisée. Mais l'une comme l'autre en constituent l'arrière-fond.
Les plus anciennes figurations humaines sont des rétrospections.
On appelle opisthotonos la contracture propre au cou des bisons qui meurent.
Ils semblaient se retourner en arrière.
En fait ils meurent.
Plus tard le sacrifice plongea le couteau à cette pliure solstitielle du cou qui se renversait comme s'ils regardaient en arrière.
Sur les antilopes et les bouquetins le regard en arrière jeté vers l'excrément qui sort de l'anus et que surmonte un oiseau laisse supposer que le printemps est expulsé par l'hiver mourant.
Que le temps fort de la temporalité est projeté par la mort qui en serait la source.
L'ogre Temps, à force de dévorer végétation et animaux, fait de la terre un désert et en dépeuple toutes les familles et tous les habitants.
À mesure que le chasseur chasse, que le monde diminue, le ventre de la bête temporelle se distend.
Son ventre soudain explose, accouche, excrète, projette printemps, végétation neuve, petits des animaux, repeuplant le monde de tout ce que la Bête chronique avait dévoré. Mais je surinterprète des petites scènes incisées sur des bouts d'omoplates. Qu'on n'oublie pas que je ne dis rien qui soit sûr. Je laisse la langue où je suis né avancer ses vestiges et ces derniers se mêlent aux lectures et aux rêves. La seule chose qui est certaine : une intrigue mythique est ramassée là, au sein de ces incisions, de ces pigments, de ces mains soufflées, supposant à la fois un rêve fait d'images et un récit fait de langage.

*



Tout à coup les forêts reculent. Les glaces fondent. Les montagnes se dressent. Nous piaillons.
Arrivèrent günz, mindel, riss, würm.
Des forêts suivaient des glaciers. Des troupeaux suivaient des forêts. Des charognards suivaient des carcasses qui tombaient des troupeaux qui suivaient des forêts qui suivaient des glaciers qui évidaient des grottes dans les flancs des montagnes.
Qu'est-ce qui nous oriente ? Le vide qui s'étend devant nous.
Vides, trous que nous envahissons comme les rêveurs aiment à faire dans les rêves.

*



Nous vivons toujours dans la période interglaciaire du pleistocène que nous nommons parfois actualité.
C'est le mot de Mallarmé au mois de février 1895 : Il n'est pas de présent.
Mal informé celui qui se croit son propre contemporain.
 

Monday, 13 July 2015

Pascal Quignard | Abîmes

Chapitre LIV, L'animal


Dans les mythes les plus anciens la rétrospection est interdite sous peine de mort du regardé. Il ne faut pas qu'au solstice le soleil regarde en arrière. On ne va pas retourner en direction de la mort. On ne va pas rétrocéder dans l'hiver qui précède. Il faut avancer de nouveau vers le printemps tête baissée.
C'est la tête délicate et merveilleuse du faon du Mas-d'Azil.
Rückblick.
L'idée qui traversait l'œuvre de Müller traversa celle de Schubert : L'idée de bonheur appartient au regard en arrière.
L'obsession de l'amour passé passant insensiblement à l'invasion de l'amour du passé.
Wilhelm Müller est mort à Dessau le 30 septembre 1827. J'aimai Fräulein Cäcilia Müller. Müller ne sut rien de la mise en musique par Schubert de son Voyage d'hiver.