Le Silence de Ferrare est le dernier ebook publié aux éditions Solstices.
En voici un extrait :
"C'était jour de marché.
Le soleil s'écroulait sur la place.
C'était un soleil mûr et
les femmes aussi étaient mûres.
Aucune ne semblait avoir moins de quarante ans,
même celles qui se promenaient avec des enfants en bas-âge.
Et elles étaient toutes plus belles les unes que
les autres.
Les plus âgées, octogénaires peut-être,
avaient encore de la beauté radieuse l'élégance et suscitaient
l'admiration du jeune homme.
Des Vénus padanes.
Et quand leurs filles les accompagnaient, on se
disait qu'elles seraient définitivement plus attrayantes vingt ou
trente ans plus tard. Pour l'heure, elles étaient comme les pêches
cueillies trop tôt, qui avaient la bonne couleur de peau mais une
chair trop ferme qui écœurait dans la bouche.
Tous les étals leurs faisaient honneur et
c'étaient des collections de robes et de chemisiers, de chaussures
et de chapeaux, de rubans pour les cheveux et de sous-vêtements, des
sacs, des lunettes, des savons et des parfums. Il n'y avait rien pour
les hommes et, à bien regarder, il n'y avait d'hommes nulle part,
sinon vieux et gras, amorphes et comme déséxués, jouant à
l'eunuque marchand ou plus loin aux cartes dans l'ombre. Une
topologie de temps de guerre, et lui en Ernst Jünger non pas à
Cambrai mais à Ferrare.
C'était déjà au bord de l'insolation contre
quoi son canotier ne le prévenait qu'inefficacement qu'il déambulait
ébahi parmi les marchandises et les femmes impératrices qui avaient
pris pour modèle la Theodora de San Vitale. Ce n'était plus
l'Italie de ses vacances enfantines, flanqué par ses deux parents
raides et froids, et seul enfin il prenait toute la mesure de ce que
ce nom impliquait.
C'est à moitié ivre et à moitié abruti qu'il
s'écarta de la foule dans le petit cloître du musée de la
Cathédrale, où il prit un billet gratuit, et qu'il se dirigea –
sans écouter le parcours qu'on lui conseillait – directement vers
Cosmè Tura.
La palette était immense et il ne vit rien
d'autre qu'un immense marécage. Des gris et des noirs, des ocres en
ébullition et des bleus marines. Agata dei Goti le fixait avec
fureur. Elle ne démordait pas ; et à peine eut-il laissé
glisser ses yeux de son côté qu'il fut saigné à vif.
Tout se fit avec une telle violence qu'il n'était
déjà plus qu'à elle.
Il ne vit rien d'autre.
C'était comme le marbre encadré dans les
décorations d'église. Une abstraction pure. Des coloris et des
veinures, des givrures et des nuages. Pourquoi cette femme s'enticha
de ce rosière ? Il ne sentit qu'une grande lame de fonds
déferler sur son corps et l'envelopper. Il se détendit entièrement,
à l'exception du ventre. Elle était d'une épaisseur bruissante,
complète.
Il s'assit au milieu de la salle.
Il n'y avait personne d'autre. Ou peut-être
un gardien de musée dans un coin. Il ne bougea
plus.
Le trouble offusqua sa vision de tâches de
couleurs en mouvement.
Et il mit longtemps à se ressaisir. Car même les
plus décisives fulminations ne peuvent pas durer sans rendre fou.
Le retable était bien plus grand qu'il ne se le
figurait. Agata avaient d'abondants cheveux noirs, torsadés, des
yeux de châtaigne, les joues creuses mais les pommettes saillantes
et un un corps généreux. Maintenant
elle lui souriait amicalement.
Comme il ne pouvait rien voir, il ne pouvait
rester. Il sortit de la salle, du musée, du cloître, retourna vers
la petite maison où Valentina était occupée d'affaires ménagères.
En le voyant elle s'inquiéta : « Tu auras fait une
insolation, bois un grand verre d'eau et va te reposer. » Et il
fit la sieste jusque tard dans l'après-midi."
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